Quelle école voulons-nous ? Comment
l’adapter aux défis d’aujourd’hui ? Et par quels leviers conduire le
changement dans une institution souvent perçue comme sclérosée ? Ces
questions de fond méritent un débat renouvelé, collectif. Car depuis
Jules Ferry, tout a changé : les individus, la société, l’économie, les
voies d’accès au savoir.
Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Éducation nationale, livre à
Sciences Humaines sa
philosophie de l’école et sa conception de son propre rôle, dans un
dialogue approfondi avec le sociologue Edgar Morin, défenseur d’une
éducation plus innovante. Avec respect, beaucoup de points d’accord mais
aussi quelques divergences, le savant et le politique dessinent les
contours de leur école idéale.
Vous avez en commun d’avoir exprimé dans vos livres respectifs le souhait d’une « école de la vie » (1). Partagez-vous la même philosophie de l’éducation ?
Edgar Morin - L’école doit concilier trois missions
fondamentales : anthropologique, civique, nationale. Anthropologique,
car non seulement la culture doit parachever l’humanisation de l’enfant,
mais elle doit aussi aider chacun à développer le meilleur de lui-même,
l’être humain étant capable du meilleur comme du pire, de s’abaisser ou
de s’élever. Civique, car il s’agit de former des citoyens capables à
la fois d’autonomie individuelle et d’intégration dans leur société.
Nationale, car l’école doit contribuer à améliorer la qualité de vie et
de pensée de la société française. Au fond, l’école doit permettre à
chacun de vouloir réaliser ses aspirations, mais toujours au sein d’une
communauté. C’est pourquoi je dirais qu’elle remplit pleinement son rôle
lorsqu’elle parvient à enseigner conjointement l’idée de responsabilité
personnelle et de solidarité à l’égard d’autrui.
« Apprendre à vivre » (la formule est de Rousseau), c’est se
préparer à affronter les problèmes de sa vie personnelle et civique,
prendre conscience des risques d’erreur et d’illusion, composer avec
l’incertitude, les aléas, l’inattendu.
Jean-Michel Blanquer - Cette définition me paraît
assez complète. J’ajouterais que l’ensemble de ces éléments me semblent
se rapporter à la question de la liberté. Toute éducation est d’abord
une éducation à la liberté ; chaque acte d’éducation prend son sens par
la dimension de liberté supplémentaire qu’il confère à l’enfant, à
l’adolescent ou même à l’adulte. Cette liberté n’est pas acquise. C’est
une liberté-construction, qui passe par l’acquisition progressive et
structurée de connaissances et de valeurs : des connaissances qui
permettent de s’élever, de trouver son domaine d’excellence, sa voie
– qui n’est jamais figée ; et des valeurs qui sont au socle de la
société. Chaque classe est une petite République, où l’enfant s’initie à
la vie en société.
Quelles sont vos références intellectuelles en matière d’éducation ?
E. M. - Me concernant, ce sont évidemment Montaigne, le premier à affirmer que « mieux vaut une tête bien faite que bien pleine »,
et Rousseau. La littérature a aussi beaucoup compté. Par exemple,
Dostoïevski, qui n’a rien d’un pédagogue, m’a indirectement appris
quelque chose que je voudrais voir enseigné aux élèves d’aujourd’hui :
le sens de la souffrance humaine, la compassion, le pardon, etc. Je
connais évidemment Maria Montessori, Célestin Freinet, Paulo Freire,
mais en matière d’éducation, c’est l’ensemble de ma culture qui me sert
de référence.
J.-M. B. - Les références antiques restent pour moi
indépassables. Quand Platon explique que la première qualité du
philosophe, c’est l’étonnement, il nous désigne quelque chose qui va
bien au-delà de la définition de la philosophie. L’étonnement est un
élément clé de la condition humaine. Il est premier, fondateur. L’enfant
arrive à l’école maternelle rempli d’un étonnement qui lui est propre,
source de curiosité et de plaisir, et dont il faut savoir faire un usage
pédagogique. Aristote est aussi fondamental sur le sujet de l’éducation
comme sur tous les autres, ne serait-ce que parce qu’il est le premier à
penser la liberté comme fin ultime de l’éducation, ce qui contrebalance
Platon sous d’autres aspects.
Rabelais représente un basculement dans la pensée occidentale, dont
Montaigne est le digne héritier : tous deux ont permis une profonde
réforme de l’éducation. Enfin, je ne peux pas ne pas citer Condorcet, à
l’heure moderne, dont la pensée a été structurante. D’emblée, elle
indique une ligne qui est encore la nôtre aujourd’hui, l’élévation de
l’individu et de la société par la culture.
Cet idéal, inspiré des Lumières, est de plus en plus
contesté : on lui reproche de nier la diversité des élèves et des
aptitudes au nom de l’universalisme. Ce modèle est-il encore pertinent
aujourd’hui, alors que s’expriment d’autres revendications plus
concrètes : permettre à chaque jeune de trouver sa voie, de s’épanouir
et de s’insérer sur le marché du travail ?
J.-M. B. - Je crois qu’il faut prendre garde à ne
pas trop opposer les missions historiques de l’école. Elles sont là
parce qu’elles sont fondamentales. En revanche, il faut les structurer
dans le temps. La première partie de la scolarité, de la maternelle à la
fin du collège, doit permettre à chacun d’acquérir ce socle de
connaissances, de compétences et de culture non utilitariste qui permet
de vivre, tout simplement. L’enfant apprend à lire, écrire, compter ; il
apprend aussi à respecter autrui. Il est possible d’offrir quelques
différenciations, mais sans perdre de vue le plus important, qui est de
donner à tous cette culture générale, ces humanités classiques et ces
humanités numériques indispensables pour se diriger dans la civilisation
où nous entrons.
Qu’une certaine dimension pratique et utilitaire intervienne plus
tard, au lycée, ne me paraît pas du tout choquant, au contraire. La
différenciation prend alors du sens, ne serait-ce que parce que les
aspirations sont différentes d’un adolescent à l’autre. Je réfléchis en
ce moment à l’avenir des lycées professionnels et de l’apprentissage, à
la manière de les rénover, de leur donner beaucoup plus d’attractivité
dans le cadre d’une philosophie de la formation tout au long de la vie.
L’erreur consiste à enfermer les élèves dans des couloirs ; il faut à
l’inverse multiplier les passerelles entre les différentes branches de
formation qui existent au lycée, à l’université, en formation continue.
E. M. - Il n’y a pas à choisir entre un savoir
humaniste et un savoir-faire utilitariste, il faut concilier l’un et
l’autre à tous les niveaux de la scolarité. J’ajoute que l’école ne doit
pas seulement s’adapter aux besoins professionnels ou techniques d’une
société ; elle doit également adapter les besoins d’une société à ceux
de la culture. S’inscrire dans son époque est nécessaire (ne serait-ce
que pour la contester), mais doit toujours être contrebalancé par
l’accès à une culture multiséculaire et multimillénaire, qui passe par
les humanités, la littérature, l’histoire ou encore les langues
anciennes. De ce point de vue, je me réjouis que Jean-Michel Blanquer
ait rétabli la possibilité d’étudier le latin et le grec au collège.
Souhaiteriez-vous voir évoluer les programmes scolaires, par exemple en intégrant de nouvelles connaissances ou compétences ?
E. M. - Si je prends au sérieux cette idée
d’enseigner à vivre, je crois qu’il existe des carences fondamentales
dans les programmes. En particulier, il manque un enseignement sur ce
qu’est la connaissance, ses dispositifs, ses infirmités, ses
difficultés. La connaissance, ce n’est pas une photographie objective de
la réalité, prête à l’emploi ; c’est un processus de traduction et de
reconstruction, où l’on risque toujours de se tromper. Or justement,
l’un des besoins premiers du vivre, à tous les âges de la vie, c’est de
connaître les sources possibles de ses erreurs et illusions. La lucidité
est un combat pour lequel il faut armer les esprits. Ce n’est pas grave
de se tromper à l’école. On peut aussi se tromper, avec des
conséquences plus dramatiques, sur le choix de la carrière, sur le choix
de l’amitié, sur le choix amoureux, sur le choix politique. Le risque
d’erreur et d’illusion est une chose dont l’humanité n’est jamais
sortie.
Il existe un autre thème qu’il me paraît indispensable d’introduire :
celui de la compréhension d’autrui. Sa portée est planétaire. Nous
sommes sans cesse en contact avec des cultures de tous les pays du monde
qu’il nous faut comprendre. À l’intérieur de chaque famille, de chaque
organisation, les phénomènes d’incompréhension sont multiples. Voilà
donc les deux lacunes actuelles : la connaissance et la compréhension
humaine. Éviter au maximum des erreurs, qui peuvent être parfois
mortelles, et comprendre autrui sans le mépriser, savoir qu’autrui est à
la fois semblable à soi et différent de soi.
J.-M. B. - Je retiens une idée d’Edgar Morin : il me
semble fécond d’expliciter les enjeux de vie qui se dissimulent
derrière les enseignements, en particulier au début de chaque grand
cycle. L’enfant y est prêt. Il existe par exemple différentes
expériences d’ateliers philosophiques à l’école maternelle, grâce
auxquels l’enfant commence à acquérir une sorte de conscience de la vie,
un art de prendre du recul par rapport aux choses et aux émotions. Avec
la découverte de la culture, de l’art et de la musique, il déploie sa
sensibilité… C’est une épistémologie souvent inconsciente, qui est déjà
présente dans les classes mais qu’il faut expliciter davantage. La
classe de sixième se prête aussi à ce type d’explicitation, parce qu’il
s’agit d’un moment initiatique. L’enfant rentre dans une sorte de
préadolescence, il se sent « devenir grand ». Nos sociétés sécularisées
ont besoin de réinventer ce qui existait dans les sociétés d’autrefois :
une forme d’initiation pour l’entrée dans l’adolescence.
L’épistémologie, c’est-à-dire la connaissance de la connaissance pour
aller dans le sens d’Edgar Morin, peut y contribuer.
Edgar Morin, dans votre livre, Enseigner à vivre, vous
consacrez un chapitre à l’histoire de France. Comment enseigner cette
histoire sans tomber dans l’écueil d’un roman national patriote et
mythifié ?
E. M. - Je pense pour ma part que l’histoire de
France doit continuer à être enseignée de façon chronologique. Cette
histoire est suffisamment romanesque et pathétique en soi pour qu’il y
n’ait nul besoin de fabriquer un « roman national ». La faire connaître
me paraît indispensable en cette période de crise de l’intégration,
parce qu’elle permet de comprendre le processus de francisation du
territoire. Toute l’histoire de France peut être lue comme la formation
progressive d’une unité multiculturelle, à partir d’une petite région
d’Île-de-France sous Hugues Capet : il a fallu intégrer des peuples
hétérogènes, Bretons, Alsaciens, Languedociens, Catalans, Flamands, avec
des langues et des cultures différentes. Cette intégration s’est faite
par la brutalité mais aussi par les mariages mixtes, la communication et
les échanges. C’est une histoire singulière, complètement différente,
par exemple, de l’histoire américaine.
J.-M. B. - Je fais mien ce que dit Edgar Morin de
l’histoire. C’est très juste. Il me paraît important que cette
trajectoire de la construction nationale soit comprise pour pouvoir y
adhérer, pour pouvoir l’incorporer.
Vous semblez en désaccord sur la question de la
pluridisciplinarité. Edgar Morin, vous en prônez depuis longtemps
l’usage pédagogique ; Jean-Michel Blanquer, vous semblez plus réservé.
Faut-il conserver l’organisation de l’enseignement par discipline ou
évoluer vers d’autres approches plus transversales ?
E. M. - Vous touchez au noyau du problème de
l’école. L’une des urgences est de retrouver le sens des grands
problèmes. Or, par bonheur ou par malheur, tous les grands thèmes sont
polydisciplinaires, si bien qu’ils finissent par être écartés des
programmes ! Prenez par exemple la question de l’être humain, qu’est-ce
qu’un être humain ? La réponse n’est enseignée nulle part, alors qu’elle
touche au plus profond de notre identité. Elle se trouve éclatée, en
biologie, en psychologie, en sociologie, en littérature, histoire, etc.
En compartimentant les connaissances à travers des disciplines, on
forme des compétences spécialisées, mais on atrophie la capacité à
relier ces connaissances et donc à considérer les problèmes dans leur
globalité. C’est pourquoi je pense qu’il faut faire un usage beaucoup
plus fréquent de l’interdisciplinarité pédagogique. Lorsqu’on étudie
Galilée, il faudrait solliciter à la fois le professeur de physique, le
professeur d’histoire et celui de philosophie… La crise de 1929
intéresse aussi bien les économistes, les sociologues et les historiens.
On pourrait multiplier les exemples.
J.-M. B. - L’intention d’Edgar Morin est excellente,
mais je mets en garde contre des interprétations qui nous feraient
tomber dans le fossé. Il existe un risque à privilégier à tout prix
l’interdisciplinarité, celui de plonger dans un grand tout où se dilue
la connaissance. La connaissance a besoin de points d’entrée pour être
concrète. Edgar Morin, enfant, a lu des centaines de livres. Le cinéma a
également été important pour lui. Il s’est construit une culture
générale. Or je crains que certaines approches thématiques ne se fassent
aujourd’hui au détriment de la chronologie en histoire ou de la
grammaire en français. Si l’on n’a pas compris ce que sont un sujet, un
verbe, un complément, on ne comprendra pas les subtilités d’un roman de
Dostoïevski. Étudier les auteurs dans un ordre un peu logique permet de
comprendre pourquoi leur langue évolue avec l’histoire de l’humanité.
Les mots-clés, pour moi, sont structuration et explicitation. Recevoir
une culture structurée et explicite est à mon avis le préalable
nécessaire à une pensée de la reliance comme celle d’Edgar Morin.
Concrètement, faut-il maintenir, dans les programmes de
collège, des activités interdisciplinaires comme les EPI ou faut-il les
supprimer ?
J.-M. B. - Je crois qu’il faut les maintenir, mais
il faut aussi travailler sur l’interdisciplinarité au sein même de
chaque discipline. En français, cela suppose d’étudier les auteurs, de
faire des incursions vers l’histoire, la sociologie, la science, etc.
C’est pour cela que je suis en faveur d’une approche chronologique de la
littérature pour tisser des liens avec l’histoire. J’ajoute que l’école
primaire française est déjà très « morinienne » puisque la classe y est
animée par un seul maître formé à faire des ponts entre les savoirs. Et
l’histoire et la géographie, par exemple, ce sont bien deux disciplines
liées par un seul professeur.
C’est aussi par nos méthodes d’évaluation que l’on peut inciter
naturellement à l’interdisciplinarité, par exemple en proposant pour le
brevet une épreuve d’histoire de l’art.
E. M. - L’interdisciplinarité suppose la discipline.
Ce n’est pas la confusion mais la reliance. Être interdisciplinaire, ce
n’est pas être antidisciplinaire. C’est faire communiquer les
différentes disciplines, c’est nourrir son esprit et complexifier sa
pensée. Les disciplines sont très fécondes lorsqu’elles s’ouvrent. Cela
dit, il y a des sujets qui sont interdisciplinaires, d’autres qui ne le
sont pas, et je répète qu’à mes yeux les grands sujets comme « qu’est-ce
que l’homme dans le monde ? » nécessitent une nouvelle formation
transdisciplinaire, ce qu’a fait Jean-François Dortier lui-même
lorsqu’il a créé le magazine Sciences Humaines. Des sciences comme l’écologie, les sciences de la terre, l’astrophysique sont transdisciplinaires.
Un enfant qui a passé quinze ans à l’école a vu
essentiellement des professeurs, des tableaux, des cahiers. Il doit
faire un choix d’orientation pour sa vie. Il doit aussi se préparer à
gérer un budget, à prendre sa santé en main, à composer avec l’altérité
humaine. Jusqu’où marier l’objectif d’« enseigner à vivre » avec la
forme scolaire ?
J.-M. B. - L’école de la vie, qui est un concept que
nous avons en commun, ne peut exister sans une capacité à connaître
l’extérieur. L’école est un sanctuaire, mais un sanctuaire qui s’ouvre.
Il me semble très important de développer la capacité de l’école à voir
au-dehors. Il existe aujourd’hui des élèves qui n’ont jamais vu la mer ;
il existe des élèves qui n’ont jamais vu le centre de la ville dont ils
vivent à la périphérie. Dans les temps futurs, je vais donc prendre des
initiatives pour systématiser les voyages scolaires.
Il faut aussi donner une plus grande place aux savoirs pratiques,
mieux valoriser les travaux manuels, sans opposer ou hiérarchiser
intelligence manuelle et théorique. De ce point de vue, ce que fait
l’association La main à la pâte, à l’école primaire et au collège, est
très pertinent : initier à la démarche scientifique par la manipulation
et l’expérimentation, relier la pensée scientifique aux enjeux actuels
dans une perspective pluridisciplinaire.
Enfin, je crois à la transmission artistique et culturelle pour
relier l’école à la vie. La littérature est une école de la vie. L’art
et la musique aussi. Ce que nous avons proposé avec « la rentrée en
musique » n’était pas anecdotique. Il s’agissait de montrer qu’on rentre
à l’école avec bonheur ; la culture, en l’occurrence la musique, est un
fil directeur de ce qui doit se passer ensuite : l’école doit être un
viatique pour s’exprimer et s’épanouir en tant qu’individu.
E. M. - Enseigner à vivre, ce n’est pas donner des
recettes. Les humanités ont un rôle à jouer. La littérature, c’est un
accès extrêmement concret à la connaissance de l’être humain. La
philosophie, c’est l’apprentissage de la réflexivité, c’est un outillage
pour réfléchir au second degré à tout ce que l’on fait dans la vie. Le
cinéma, le théâtre, la poésie, l’art et la musique, ce sont aussi de la
passion et de l’émotion à travers lesquelles passe de la connaissance.
Or nous savons que les idées ne se transmettent qu’avec de la passion.
S’il n’y a pas de passion, l’esprit s’assèche, nous sommes condamnés à
débiter des savoirs desséchés. L’une des grandes découvertes des
sciences du cerveau, que l’on retrouve chez Jean-Didier Vincent ou
Antonio Damasio, est qu’il n’y a pas de siège de la raison pure. Dès
qu’un centre rationnel est excité, un centre émotionnel l’est aussi.
Autrement dit, nous avons besoin en permanence d’une dialectique
raison/passion. Il faut le rappeler avec force, car l’enseignement des
humanités a tendance à être refoulé par une culture scientifique et
technoscientifique, alors que ces deux cultures devraient communiquer en
permanence. La raison glacée, c’est épouvantable ; la passion sans
raison, c’est le délire. Et comme disait Platon, pour enseigner il faut
de l’Éros. L’amour de la connaissance et l’amour des élèves doivent être
liés.
Le savoir est désormais accessible partout sur téléphone
mobile, tablette ou ordinateur. Comment penser le rôle de l’enseignant à
l’heure des nouvelles technologies ?
E. M. - Le rôle de l’enseignant a changé, je dirais
qu’il tend à s’ennoblir. Jusqu’à présent, l’enseignant distribuait les
connaissances, puis demandait dans un second temps de réfléchir. Or
aujourd’hui, le professeur d’histoire n’a plus besoin de débiter le
récit de Waterloo. Les élèves peuvent aller le chercher par eux-mêmes.
L’enseignant devient un directeur des connaissances qui guide les élèves
dans l’océan confus et chaotique des connaissances accessibles sur
Internet. Il donne de l’épaisseur au sujet grâce à son savoir plus large
et compétent.
J.-M. B. - Il s’agit plus précisément d’une
redécouverte de ce qu’est le professeur historiquement. Le professeur
bénéficie aujourd’hui des conditions pour devenir, en quelque sorte, un
précepteur collectif. Mais pour moi, la grande question de notre époque
est de savoir si un monde de plus en plus technologique peut être un
monde de plus en plus humain. Comment peut-on utiliser toutes les
virtualités de manière humaniste ? Dans le cas de l’école, la réponse
passe par le caractère central de la bibliothèque, au sens physique
comme au sens symbolique. Elle doit offrir la capacité à lire des livres
et des articles, à être en silence, concentré, ce qui est un enjeu très
important de l’anthropologie de l’adolescence contemporaine. En même
temps, ce même lieu doit aussi offrir des espaces plus collectifs,
numériques, pour permettre aux élèves de chercher des connaissances, de
les ramener en cours et de les y questionner.
Nous devons encourager les capacités d’exploration et de
concentration qui peuvent être mises à mal par la tendance contemporaine
au zapping.
Entre les orientations de l’Élysée et les résistances de
la base, comment concrètement espérez-vous réformer l’école : par la
loi, par l’expérimentation, en vous appuyant sur les acteurs de
terrain ?
E. M. - Toute une partie peut être changée depuis le
ministère même de l’Éducation nationale, notamment en ce qui concerne
l’introduction de nouveaux thèmes dans les programmes scolaires. Lorsque
des résistances commencent à s’opérer, il faut tester et convaincre :
des expériences pilotes peuvent venir démontrer leur excellence. Je
crois beaucoup au pouvoir des microexpériences locales pour changer la
société. Le changement passera aussi par la formation des
professeurspour qu’ils puissent enseigner les nouvelles thématiques que
je défends. Il reste enfin qu’un ministre ne peut pas tout ; certaines
choses sont extérieures à l’école. Par exemple, la question des
inégalités sociales ne peut être traitée par la seule école, car elle
relève de la société même et des politiques générales du pays.
J.-M. B. - Je ne pense pas qu’on ait besoin d’une
loi pour changer l’école, ni d’une réforme avec un grand R, décrétée
d’en haut. On a besoin, d’abord, de créer les conditions d’une société
de la confiance. Quand j’observe les sociétés scandinaves, je constate
que la confiance produit des cercles vertueux. Les gens font confiance à
leur école, et en retour l’école produit de la confiance : confiance
envers les acteurs, confiance mutuelle, et enfin confiance des élèves en
eux-mêmes. Ce problème dépasse l’école ; en France, les gens n’ont plus
suffisamment confiance les uns envers les autres. C’est pourquoi je
m’exprime sur le fond des choses ; je m’exprime peu sur des tuyaux, sur
des processus ou des normes ; je m’exprime sur une philosophie, pour
tenter de créer progressivement les conditions de ce retour de la
confiance de la société dans son école, et de l’école dans la société.
Il me revient de faire renaître un discours positif sur l’école. Et de
le faire en l’illustrant par des mesures concrètes qui changent le
quotidien et ont un effet de levier. Par exemple, la division des
classes de CP et CE1 par deux en réseau d’éducation prioritaire qui est
la pointe avancée d’une politique de réussite de tous les élèves pour
l’acquisition des savoirs fondamentaux. C’est là que j’ai un rôle à
jouer en tant que ministre.
Mais la confiance ne se décrète pas… Comment comptez-vous la créer et la diffuser ?
J.-M. B. - Je pense que la confiance passe par le
discours appuyé par des actes. C’est la raison pour laquelle mon premier
discours a été un discours de confiance. À tous les acteurs du système,
et notamment aux professeurs, je dis : nous vous faisons confiance,
sentez-vous soutenus par l’institution. C’est à vous, qui êtes au plus
près du terrain, de contribuer aux solutions des problèmes que vous
rencontrez. Je demande aux chefs d’établissement et aux recteurs de leur
faire confiance en retour, je demande aux professeurs de faire
confiance aux élèves et aux élèves de respecter les professeurs, je
demande aux familles de faire confiance à l’école. Ce que je souhaite au
bout de cette chaîne, c’est que les élèves français aient davantage
confiance en eux-mêmes, c’est-à-dire développent cette capacité à
s’exprimer par écrit et par oral, à entrer dans la vie avec plus
d’assise grâce aux connaissances et aux valeurs dont ils se savent
détenteurs.
Je ne veux pas pour autant m’exonérer des préoccupations pratiques
qui existent dans un tel ministère : le recrutement des professeurs,
leur formation initiale et continue ainsi que l’amélioration de leur
bien-être au travail. Je vais également proposer des mesures pour
développer la relation famille-école, qui est un point faible français :
le renforcement de la mallette des parents va permettre d’organiser des
réunions en petits groupes, de façon à mieux expliciter les attentes
scolaires et éducatives : pourquoi l’enfant est là ? Quels sont les
enjeux ? Pourquoi y a-t-il des devoirs à faire ? Quel est le temps de
sommeil nécessaire ? Pourquoi apporter des livres à la maison ? Sur tous
ces sujets, l’alliance famille-école doit fonctionner pour éviter les
distorsions. Mieux vaut avoir des parents qui ne sont pas allés à
l’école, qui ont peu de moyens mais qui croient en l’école que des
parents aisés et cultivés mais qui méprisent l’école et ne suivent pas
la scolarité de l’enfant. La confiance, à tous les niveaux, est un
puissant antidote contre les déterminismes sociaux.
E. M. - Rétablir la confiance, c’est aussi redonner
aux enseignants la confiance en eux-mêmes, en leur pouvoir, en leur
rôle. Ils ne sont pas seulement des professeurs chargés d’une matière.
Ils ont une mission plus fondamentale, grandiose, aussi belle que celle
des médecins.
Jean-Michel Blanquer
Jean-Michel
Blanquer est ministre de l’Éducation nationale depuis le 17 mai 2017,
également en charge des questions de la jeunesse et de la vie
associative. Auparavant, il a été recteur de l’académie de Guyane et de
l’académie de Créteil, directeur général de l’enseignement scolaire
(décembre 2009-novembre 2012) et directeur général du groupe Essec. Il
est diplômé d’une maîtrise de philosophie (université Paris-I), d’une
thèse de droit (IEP-Paris) et est agrégé de droit. Il a notamment écrit
L’école de la vie (Odile Jacob, 2014) et
L’école de demain (Odile Jacob, 2016).
Edgar Morin
Né
en 1921, Edgar Morin est sociologue et philosophe, directeur de
recherche émérite au CNRS. Il a ouvert de nombreux chantiers en
anthropologie (avec un essai sur la mort), en sociologie (étudiant la
culture de masse, la jeunesse, et élaborant une sociologie du présent),
avant de se consacrer à son projet : la théorie de la complexité . Son
œuvre est traversée par un questionnement constant sur ce qu’est la
connaissance : ses conditions, sa nature et ses finalités. C’est d’abord
sous cet angle qu’il aborde les grands enjeux de l’éducation, notamment
dans La Tête bien faite (1999), Relier les connaissances (1999) et Enseigner à vivre (2014).
Article initialement publié dans Sciences Humaines